Le mot du 26 septembre 2023 (1)

Les correcteurs

(Extrait de Objectif zéro faute ! – Les astuces d’un pro pour (se) corriger au quotidien, Jean-Pierre Colignon, L’Etudiant / Les éditions de l’Opportun, 2023.)

            Il n’était pas possible, dans un ouvrage consacré à la correction des textes, d’omettre de parler de cette catégorie très curieuse, atypique, de « praticiens de la langue française » : les correcteurs.

            Bien évidemment, je ne me lancerai pas, ici, dans l’évocation détaillée d’une profession que j’aurai exercée dans le labeur, le labeur-presse, la composition à façon, l’édition, la presse périodique puis la presse quotidienne. Plus ancien correcteur [retraité !] encore de ce monde, puisque ayant été le plus jeune à passer l’examen professionnel, à dix-huit ans et demi, j’espère pouvoir dépeindre bientôt – c’est prévu – dans un livre de souvenirs le milieu ô combien attachant et très particulier des « Pères la Virgule » (en Suisse, les confrères romands disent « Pères Virgule »)… Un autre surnom, nullement ironique, qualifie de « dictionnaires, ou encyclopédies sur pattes » les plus érudits de ceux que Victor Hugo nomma « modestes savants ». Attention ! La place de l’épithète ne doit pas entraîner de contresens : l’« Homme-siècle » rendait hommage au savoir souvent immense de ces hommes (à notre connaissance, il n’y avait pas de correctrices, à l’époque), qui, néanmoins, demeuraient modestes. Hugo, encore, reconnaissant le rôle précieux des relecteurs, précisa qu’ils étaient des plus habiles « à lustrer les plumes du génie » (l’auteur des Misérables est-il, lui, bien modeste, ici ?).

            Le très regretté Pierre Viansson-Ponté[1], dans une de ses chroniques du Monde (22 juin 1978), a parfaitement représenté le milieu des correcteurs de presse tel qu’il exista jusque dans les années 1980-1990 : « Ils forment une corporation fermée et solidaire où fourmillent les fortes et originales personnalités ; ils se veulent les gardiens scrupuleux de la langue en même temps que les défenseurs vigilants de toutes les libertés et les mainteneurs d’une grande espérance. »

            Le 18 juin 1997, Pierre Georges, rédacteur en chef adjoint du Monde, consacrait aux correcteurs du journal sa spirituelle et réputée chronique de « DH » (dernière page). Ce ne fut pas la seule fois où il salua des plus amicalement – et je l’en remercie encore infiniment – mon équipe de « pêcheurs de perles » et de « chasseurs de coquilles »… :

LA « LEÇON DE CORRECTION »

LA BELLE BLEUE ! Une somptueuse faute d’orthographe hier. Citons, toute honte bue, la phrase concernée : « dans la prescription des connaissances et le désert philosophique où le temps nous a conduis ». Admirable ! Dans une chronique traitant du bac philo, voilà qui faisait chic. Zéro pointé, sans oral de rattrapage !

     Avant que le courrier n’arrive et que les moqueries fusent, car la cible est tentante, une tentative d’explication. Pour commettre un tel crime, il fallait bien constituer une association de malfaiteurs, s’y coller à plusieurs. La phrase originale comportait une erreur d’accord. Nous avions écrit, dans l’urgence du ramasse-copie, « où le temps nous a conduit ». Le re-lecteur vit bien qu’il y avait un défaut, qu’il manquait un « s ». Il le rajouta vivement, mais nul n’est parfait, en supprimant le « t ». Et voici comment l’on sombre, en tandem, dans le ridicule.

     Et les correcteurs, direz-vous ? Les correcteurs n’y sont pour rien. Les correcteurs sont des amis très chers. Une estimable corporation que la bande à Colignon ! Une admirable entreprise de sauvetage en mer. Toujours prête à sortir par gros temps, à voguer sur des accords démontés, des accents déchaînés, des ponctuations fantaisistes. Jamais un mot plus haut que l’autre, les correcteurs. Ils connaissent leur monde, leur Monde même. Ils savent, dans le secret de la correction, combien nous osons fauter et avec quelle constance. Si les correcteurs pouvaient parler !

     Heureusement, ils ont fait, une fois pour toutes, vœu de silence, nos trappistes du dictionnaire. Pas leur genre de moquer la clientèle, d’accabler le pécheur, de déprimer l’abonné à la correction. Un correcteur corrige comme il rit, in petto. Il fait son office sans ameuter la galerie. Avec discrétion, soin, scrupules, diligence. Ah ! comme il faut aimer les correcteurs, et trices d’ailleurs ! Comme il faut les ménager, les câliner, les courtiser, les célébrer avant que de livrer notre copie et notre réputation à leur science de l’autopsie. Parfois, au marbre, devant les cas d’école, cela devient beau comme un Rembrandt, la Leçon de correction4 !

                Tout cela pour dire que, dans l’abominable affaire du « conduis » qui nous a valu ce matin quelques mesquins quolibets du genre « encore bravo ! », la responsabilité des correcteurs n’est pas engagée. Ils ne sauraient corriger que ce qui leur est soumis dans les temps. Or vient toujours le moment, en matière de bouclage, où, après l’heure, ce n’est plus l’heure ! Le moment où les esprits autant que les rotatives s’échauffent et où monte ce mot d’ordre, implacable, unique, impératif des chefs de gare : « On pousse ! » On pousse les pages aux fesses, le journal au cul. Avec ou sans faute d’orthographe. On le pousse, ce journal, dans l’état où il est vers l’état où il vous arrivera […]. »

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4   Pierre Georges fait allusion à l’un des chefs-d’œuvre de Rembrandt : la Leçon d’anatomie du docteur Tulp (ou : la Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp, ou, encore  :  la Leçon d’anatomie du professeur Tulp).

            Les rédacteurs du Larousse du XXe siècle ne tarissaient pas d’éloge sur le Père la Virgule : « Le correcteur, qu’on a désigné parfois sous les appellations de prélecteur d’imprimerie ou de livres, collationneur de livres, est le plus précieux auxiliaire des écrivains et des imprimeurs. Aussi bien les plus célèbres d’entre ceux-ci furent-ils toujours unanimes à reconnaître son mérite. »

            Pierre Larousse voyait dans les correcteurs ses « collaborateurs les plus chers ».

            Dans son ouvrage le Correcteur typographe, L.-E. Brossard note : « Pour mériter réellement le nom de correcteur, il faut être typographe et lettré : le rôle que le correcteur doit remplir est en effet tout à la fois manuel et intellectuel ».

            Cette description date un peu : effectivement, dans les imprimeries, on retrouvait comme correcteurs des typographes chevronnés, aguerris, rompus à la vérification des tierces, au contrôle de la mise en page, au pointage des « blancs », connaissant à fond les règles de l’orthotypographie (on disait beaucoup plus couramment : « les règles typographiques »). Mais, de plus en plus, de nombreux correcteurs ne sont pas passés par un apprentissage de typographe… Toutefois, tous se sont attachés à apprendre de façon approfondie l’orthotypographie, cette composante incontournable de l’orthographe d’usage. Quitte à devenir alors parfois, pour les moins subtils d’entre eux, d’exaspérants et excessifs « pinailleurs » !

            Pour en terminer avec cette description d’une corporation naguère très atypique (du moins en ce qui concerne les correcteurs syndiqués), nous dirons que, pendant longtemps, le Syndicat des correcteurs (parisien et national, tout à la fois) a été le bastion de l’esprit libertaire. Ouvriers intellectuels, lettrés, cultivés, combattant pour l’accès du peuple à l’instruction, pour amener chacun au plus haut niveau du savoir, il n’est pas étonnant que les correcteurs aient été impliqués dans toutes les luttes sociales du xixe siècle, notamment lors des Trois Glorieuses (révolution de juillet 1830), des journées de juin 1848 et de la Commune de Paris.

            En revanche, et là c’est étonnant aux yeux de beaucoup, ces libertaires, ces anars, ces libres penseurs se sont faits les gardiens intransigeants du bon usage de la langue. Au Canard enchaîné, où, traditionnellement, tous les correcteurs se réclamaient de l’anarcho-syndicalisme, la consigne – sévère – était de publier un journal sans faute.

            Ce challenge du journal « sans faute » était l’objectif de toute publication sérieuse. D’où l’anecdote qui me fut racontée par le vieil ami Pierre-Valentin Berthier – romancier, poète, journaliste et correcteur. Alors correcteur au Monde, il s’entretenait avec une lectrice du quotidien. Ayant appris quelle était sa profession, cette femme s’exclama : « Mais pourquoi y a-t-il des correcteurs ? Il n’y a pas de fautes, dans le journal ! »

            Quelles que soient leurs fortes convictions, ces correcteurs se montraient constamment scrupuleux, respectant le texte et les idées de tous les auteurs. L’académicien Michel Déon, dont on sait qu’il n’était pas de gauche, le reconnaissait très honnêtement lui aussi : « Les correcteurs sont généralement des personnes remarquables, qui viennent de milieux populaires. […] Je suis entré à l’Action française, qui n’était pas un journal de gauche. Dans l’imprimerie, chez les typographes, chez les linotypistes, il y avait des correcteurs avec lesquels je m’entendais très, très bien. Beaucoup étaient anarchistes. »

            La correction, c’est une vraie profession, mais c’est aussi un état d’esprit. Les vrais correcteurs professionnels ne se considèrent pas comme sortis de la cuisse de Jupiter et dotés d’un talent d’écrivain, ou de journaliste, toujours supérieur à celui de l’auteur(e) dont ils ont à relire le texte.

            Le vrai correcteur professionnel doit avoir toujours présent à l’esprit que si, avec ce qu’il sait, on pourrait écrire un dictionnaire, avec ce qu’il ne sait pas on pourrait remplir une bibliothèque.


[1] C’est Pierre Viansson-Ponté, qui, dans une chronique intitulée « La France s’ennuie », au début de 1968, avait laissé entendre que la société française était en crise profonde.

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